jeudi 28 octobre 2010

Notre intimité aride.

- Nous préférons l'abstinence à la contraception.
Des la naissance d'Anne-Sophie, nous avons décidé de bannir la sexualité de notre vie. Il nous en coûte encore, bien que nous ayons tous les deux dépassé la quarantaine depuis plusieurs années. L'alpinisme est cependant un dérivatif précieux et efficace. Quand on escalade une falaise, on est bien obligé d'oublier ses désirs, sous peine de planter un piton de travers et de dévisser. Nous avons la chance d'habiter Grenoble, et quand le temps le permet de pouvoir grimper tous les week-ends. L'hiver, nous skions à outrance jusqu'à la fermeture des pistes. S'il nous arrivaient de faire une mauvaise chute et de nous fracturer un membre, nous nous verrions dans l'obligation de faire chambre à part pour ne pas succomber à la tentation exacerbée par le manque d'exercice. Notre appartement est un petit trois pièces, le canapé du salon est étroit comme une planche, et aussi dur qu'une banque de bus. Malgré ses dix-sept ans, Anne-Sophie dort avec moi dans notre lit tandis que son père occupe sa chambre.
  Elle n'ignore rien de notre intimité aride, et elle approuve l'inflexible détermination dont nous faisons preuve, même si taraudés par nos sens nous devons parfois lutter pour ne pas ouvrir les fenêtres et hurler à la lune. Elle envisage de se marier un jour, mais la reproduction lui répugne, et elle imposera à son époux de la respecter tant que durera leur union. elle est assez courageuse pour ne s'être jamais accordé la moindre masturbation depuis les premières secousses de la puberté. Il lui de me demander de lui lier les mains avant de s'endormir, et de la surveiller du coin de l'oeil quand elle prend sa douche.
-Elle laisse toujours la porte des toilettes grande ouverte.
  Et dans la mesure du possible elle essaie de se maîtriser pour ne jamais les visiter en mon absence. Le plaisir l'effraie, elle le soupçonne de receler en lui tous les ingrédients d'une toxicomanie. Elle a vu trop d'amis autour d'elle succomber aux sirènes du tabagisme, de l'alcool, ou de la marijuana, pour prendre le risque de devenir un jour comme eux des poubelles. Dans la rue, elle évite les regards des hommes qui la souillerait comme un attouchement, et refuse de répondre aux questions des enseignants de sexe mâle, de crainte que rentrés chez eux ils ne fassent un usage pervers du son de sa voix.
-Elle applique aussi cette règle draconienne sous notre toit.
Bien que son père soit au dessus de tout soupçon, elle ne lui adresse jamais directement la parole. Je joue le rôle de messager, et je fais à mon mari un compte rendu fidèle de ce qu'elle m'a demandé de lui dire, pendant qu'elle reste enfermée sur le balcon ou patiente assise sur une marche de l'escalier. Elle est de plus en plus méfiante envers lui, elle le soupçonne même de mener une double vie.
-De se débaucher la nuit malgré lui quand il rêve.


Microsfictions Régis Jauffret

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