dimanche 26 décembre 2010

Les goujats ne manquent pas.


           Pix by Hayouken


  -Ma compagne me servait beaucoup.
Je l’utilisais chaque jour. Elle a fonctionné des années durant. Mais je l’ai jetée aux ordures l’an dernier.
Comme les légumes, les femmes ne restent pas des primeurs toute leur vie. Elle était froissée, molle, presque pourrie aux jointures, et loin de rajeunir, elle aggravait son cas à vue d’œil. Elle en était arrivée à un stade où il aurait été dégoûtant de ma part de la désirer. J’ai dû la remplacer, même si j’étais encore attaché à elle comme à un fauteuil en cuir défoncé à en perdre sa paille, auquel on garde néanmoins une vraie reconnaissance d’avoir pu s’asseoir dessus pendant de si longues années. Je l’ai déposé dans la grande poubelle que le gardien venait de rouler jusqu’au trottoir. Elle était en trop mauvais état pour séduire un homme de goût, mais les goujats ne manquent pas. Je l’ai donc laissée libre d’avoir des relations avec d’autres, si elle en trouvait.
 - Qui sait, il a toujours des gens assez écoeurants pour fouiller les immondices.
 -Je te resterai fidèle. Je maintiendrai le couvercle fermé des deux mains.
Je savais qu’elle ne tiendrait pas sa parole, et qu’un malotru en ferait bientôt un usage régulier. Il y a bien des gens qui ramassent les mégots, ou vident furtivement les fonds de verre des clients à la terrasse des cafés. Du reste, début février, je l’ai rencontrée un soir en compagnie d’un homme en bleu de chauffe qui semblait fier de l’avoir retapé, et de la pousser les bras comme une brouette.
 -Il avait dû la démonter entièrement.
La dérider au marteau et à la toile émeri, avant de la repeindre au pistolet pour lui redonner de son mieux la couleur d’une humaine. Bien sûr, on ne pouvait pas l’assimiler tout à fait à une guirlande, mais on se trouvait bien en présence d’une épave rafistolée. Elle ne rappelait guère ces filles toutes neuves qui nous font vrombir de concupiscence quand nous regardons des films pornos en sirotant une bière sexe à l’air après une lourde journée de travail à bricoler les chicots des clients de notre cabinet dentaire où jouent à saute-mouton souris et cloportes malgré nos tentatives répétées de les éventrer avec la vieille roulette que notre prédécesseur nous a laissé en héritage quand nous lui avons racheté trente ans plus tôt son officine en faillite.
Je lui ai quand même laissé la parole en souvenir du bon vieux temps.
 -Je suis content de voir que ce monsieur t’as récupéré.
   
 Elle ne m’a pas répondu. D’ailleurs elle donnait l’impression d’être sourde, muette, complètement aveugle, et de ne plus disposer que d’un cerveau en bois. J’ai compris alors qu’il l’avait vidée de son contenu, pour sauver sa coque de la décomposition qui battait déjà son plein quand il l’avait pêché à la décharge.

Régis Jauffret - Microfictions

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